Le lapin en liberté totale
Mise à jour : 06/07/2017
Par Catherine
Pendant longtemps, je n'aurais pas imaginé avoir un lapin à la maison. De ce que j'en savais, un lapin de compagnie vivait en cage, et ce n'était pas mon idée de la vie, ni de la compagnie, d'un animal. Puis notre première lapine nous est pour ainsi dire tombée dans les bras de façon fortuite et, étant donné nos convictions en la matière, elle est passée sans transition d'une cage de 57 cm à la liberté. Ce fut parfois cocasse, mais rapidement réussi grâce à la fois aux conseils de notre véto et au caractère particulier de Cerise. A sa disparition, c'était acquis : nous aurions d'autres lapins, et ils ne connaîtraient chez nous que la liberté, la liberté « totale ».
(NB : je n'aborderai dans cet article que la situation la plus fréquente, celle du lapin vivant en intérieur ; la liberté totale des lapins vivant en extérieur se pose de façon quelque peu différente, l'accent étant mis sur la sécurité et la protection plus que sur le partage de l'environnement humain). Un lapin vivant en liberté totale est un lapin qui a accès en continu à la totalité – ou quasi totalité – de l'espace commun (par exemple, toutes les pièces de l'appartement) sans être, à quelque moment que ce soit, enfermé en enclos ou en cage (pour la nuit par ex., ou lors de l'absence de ses propriétaires : on parle alors de semi-liberté). Cela induit certaines règles et une organisation spécifique du territoire, et passe par la sécurisation, par l'éducation, et enfin par le respect réciproque du « privé » de l'autre.
Nous allons partir d'un constat. La lapin est devenu le numéro trois des animaux de compagnie, après le chien et le chat. Toutefois son statut reste encore bien différent. Personne n'imaginerait mettre son chat en cage, ne serait-ce que pendant la nuit ; on ne met pas son chien en enclos au milieu du salon ; pourquoi donc le lapin ? En fait, cela vient principalement d'une méconnaissance complète de l'animal lui-même. Le lapin est encore souvent qualifié de « rongeur » , ce qu'il n'est pas mais qui véhicule l'image d'une boule de poils programmée par Dame Nature pour détruire tous les meubles de l'appartement. Les animaleries donnent des informations inadaptées voire totalement erronées. Enfin, le comportement consécutif à de mauvaises conditions de vie – nous y reviendrons – n'engage a priori pas le propriétaire à offrir plus de liberté à son animal.
N'oublions pas non plus que le lapin de compagnie est une « invention » récente (cf Davis et DeMello, « Stories Rabbits Tell », Lantern Books, 2003, pp65-74). Que son statut, contrairement aux chiens, chats, canaris et poissons rouges, reste ambigu : nouvel animal de compagnie, mais toujours animal de chair (voire de fourrure et d'expérimentation). L'une des résistances à l'idée d'une vie en liberté tient donc aussi, à mon avis, au fait que l'image classique de l'habitat du lapin « domestique » c'est le clapier. Le clapier à la ferme, donc la cage à la ville. Logique, non ?
Et on fera seulement deux remarques : de même que le lapin de compagnie est une création de l'homme et non de la nature, de même la privation de liberté est une invention humaine que la nature n'avait pas non plus prévue.
Ce qui nous amène au coeur de la question : la liberté totale, pourquoi ? La liberté totale, comment ?
(pour ce qui suit, cf notamment Gwenaëlle Bernard, Comprendre et éduquer son lapin, 2013, et Davis et DeMello, op. cit. pp 83-99 et 331sq)
La nature n'a pas prévu l'enfermement. Ce que nous appelons liberté s'y trouve certes conditionnée par les ressources, par les prédateurs éventuels, mais jamais par des grillages qui auraient poussé autour de vous. C'est dire qu'aucun animal n'est conçu pour connaître l'enfermement tel que nous l'avons imaginé, qu'il le supporte plus ou moins mal, et que dans tous les cas son comportement va s'en trouver profondément modifié.
Concernant le lapin, la raison pour laquelle les propriétaires rechignent à lui accorder la liberté totale est claire : c'est la crainte qu'il détruise l'environnement, c'est à dire nos meubles et autres objets. Nous verrons tout à l'heure pourquoi c'est un faux problème ; ce qu'il importe avant tout de bien comprendre, c'est en quoi la réponse apportée ne fait qu'en créer de nouveaux.
Le lapin a besoin d'espace, en dépit de l'image du lapin bien tranquille dans son clapier : ce lapin-là n'est plus qu'une boule de frustrations. Dans la nature, son territoire peut englober plusieurs centaines de mètres carrés. Il a physiologiquement besoin de courir, de sauter, de se rouler, de s'étirer. S'ajoutent les « comportements reliques » de ses ancêtres sauvages : creuser, gratter, couper. Et les aspects plus purement psychologiques : vif et curieux, grégaire et cherchant le contact, le lapin a besoin d'interagir avec son environnement et ceux qui l'occupent.
Que se passe-t-il si l'enfermement annule toutes ces possibilités ? le lapin devient, au « mieux », un animal amorphe, ne manifestant d'intérêt pour rien, ennuyé et ennuyeux. Au pire, un animal frustré au point de devenir destructeur et agressif, voire mordeur. Sans oublier les lapins adolescents ou adultes non stérilisés travaillés par leurs hormones. Allez, la porte de l'abandon n'est pas loin...
Commençons par le côté pratique et même esthétique, si vous voulez. Une cage dans le salon, agrémentée de son bac à litière, ce n'est pas vraiment décoratif. Un enclos qui en occupe une bonne partie et qu'il faut contourner cent fois par jour, ce n'est pas vraiment pratique. Si vous habitez une grande maison aux vastes pièces, cela ne vous gênera peut-être pas trop, mais si votre logement est un minuscule studio, il est probable que vous allez vous lasser d'en condamner la moitié.
La suppression de la cage ou de l'enclos (nous verrons que cela n'est pas si différent) va offrir un territoire plus grand non seulement à votre lapin, mais aussi à vous. Pour peu que la configuration des lieux le permette, vous pourrez installer les gamelles à la cuisine, le bac à litière et le foin dans les toilettes ou la salle de bains, et intégrer les objets de jeu et de confort (coussins, panières, cabanes, tunnels, etc …) dans l'aménagement de votre salon.
C'est tout de suite mieux, non ?
Bon. Et le caractère de Pimpin dans tout ça ? Parce que, me direz-vous, chaque fois qu'on le laisse sortir, il abîme tout. Bien sûr. Il ne sort pas souvent / pas longtemps, alors dès qu'il est dehors, et sachant bien que cela va être limité, il va en profiter pour, pêle-mêle, évacuer ses rages et frustrations, se défouler à fond sur le premier objet à sa portée, exprimer son mal-être, et dans la foulée vous faire savoir que vous ne le comprenez pas, et que vous ne le respectez pas. Face à ce lapin intenable, vous allez le renfermer, plus tôt, plus longtemps, et voilà le cercle vicieux bien amorcé.
Vous seul êtes en position de briser le cercle. D'ouvrir la porte et de dire « bienvenue chez nous », d'opter pour la compréhension et la confiance. Et voici que peu à peu (et parfois très vite), non seulement les problèmes vont s'estomper et se résoudre, parce qu'il aura plein d'autres choses à faire que se passer les nerfs sur votre canapé, mais aussi vous allez voir s'épanouir un lapin équilibré et bien dans ses pattes, parce qu'il ne sera plus dominé par la frustration ; qu'il pourra choisir où dormir, où et avec quoi - ou qui - s'amuser, qu'il pourra venir vous regarder cuisiner, ou lire, ou téléphoner, qu'il sera libre de venir faire ou demander un câlin, de vous taquiner, ou de s'isoler un peu s'il a envie d'être tranquille. Un lapin à qui sera donnée la possibilité de développer et d'exprimer son caractère propre, bref de révéler toute la richesse de sa personnalité.
Parenthèse : en quoi une cage et un enclos ne sont-ils pas si différents ? Parce qu'ils ont la même fonction, et que seule la taille les différencie. En dépit de vos bonnes intentions, le condo de rêve que vous avez aménagé à Pimpin et qui occupe le tiers du salon n'est jamais qu'une grande cage, et soyez bien sûr qu'il est ressenti comme tel. L'éléphant du parc animalier a plus d'espace que celui du cirque, mais il sait bien qu'il est captif. Prenons un exemple : les maîtres de Moustache, qui ont une grande maison et un salon de 60 m², y ont installé pour lui un enclos de 20 m² . Celui de Coton, qui occupe un studio de 20 m², le laisse en liberté. Tous deux disposent-ils donc du même espace ? Non, parce qu'il ne s'agit pas seulement de m², mais de possibilités. Moustache n'a pas beaucoup de choix, même si son enclos est bourré de jouets. Il n'a à sa disposition que ses objets « lapin » et son horizon reste une grille (et c'est pareil pour les lapins qui « disposent » d'une pièce dédiée, qui est en fait un grand enclos en dur, et opaque de surcroît). Coton peut décider de traverser la pièce en sautant, d'aller voir ce qui se passe dans la kitchenette, de venir faire un câlin sur le canapé, ou d'aller siester dans le coin tranquille où il a son coussin. Sa curiosité peut se satisfaire, son désir ou non de contact aussi, il peut à volonté interagir avec son environnement matériel et social. Ce que votre lapin veut, c'est pouvoir aller et venir à sa guise. Il veut se sentir libre, comme vous.
Et donc …
Ses deux préalables sont la sécurisation et l'éducation, sur lesquelles je ne reviendrai pas ici parce qu'elles ont déjà fait l'objet d'articles de fond dans le magazine Lapins (références en note),ainsi que sur ce site, l'éducation étant en outre traitée de façon exhaustive dans l'ouvrage de Gwenaëlle Bernard cité plus haut. Nous allons par contre évoquer la question de la semi-liberté qui revient pour beaucoup d'entre vous. Puis nous aborderons la liberté totale en pratique, ce que j'appelle le respect réciproque du privé de l'autre, et nous parlerons de vivre harmonieusement ensemble.
La semi-liberté, c'est quoi, ça sert à quoi ?
C'est la solution adoptée, de façon soit très temporaire au début de l'éducation, soit définitive, pour réduire la liberté du lapin à certains moments définis par ses propriétaires. En général, cela revient à enfermer le lapin dans son enclos pendant la nuit et pendant les absences des humains, dans le but d'éviter que, non surveillé, il fasse des bêtises. C'est utile au début de l'éducation : mieux vaut éviter en effet les catastrophes, qui n'engendrent pas la sérénité, tant que les règles de base ne sont pas clairement comprises et assimilées.
Cela ne sert ensuite absolument à rien. Le lapin qui a intégré les règles et les respecte ne va pas les oublier tout à coup parce que c'est la nuit ou que vous êtes parti travailler. Par contre, il risque de profiter des moments de liberté de façon de plus en plus désordonnée, parce qu'ils sont trop brefs à son goût et qu'il ne comprend pas pourquoi vous y mettez un terme.
Vous lui envoyez des messages contradictoires : vous le laissez libre à certains moments parce qu'il se conduit bien, puis en fonction de critères qui lui restent obscurs, vous décidez de suspendre cette liberté. Il est en droit de vous dire « je n'ai rien fait de mal et tu m'enfermes ! ». Trop injuste ...
Chez moi, deux chats, deux lapins, tous très différents, en liberté, dans la bonne entente. Ils ne sont pas exceptionnels, et ils ont chacun un passé bien particulier, dont deux traumatisés graves, le chat et la lapine.
Comment ça marche ?
Vivre ensemble, c'est partager le même espace de vie, et plus que cela, c'est partager aussi le temps et les événements de la vie quotidienne. Vivre harmonieusement, c'est lorsque cela est source de bien-être, voire de bonheur, pour tous.
Comme dans toute société, l'harmonie naît lorsque chacun a ses besoins satisfaits et sait respecter ceux de l'autre. A l'échelle de notre petit monde, ce n'est pas bien compliqué et cela se met en place le plus souvent tout naturellement, avec juste de petits réglages ici et là.
Vous allez être aidé par le fait que le monde naturel du lapin est très hiérarchisé : vous êtes le roi de la garenne, et à ce titre la source de la nourriture – du confort – de la sécurité – de la loi – de l'autorité – et aussi de la justice (oui, tout cela fait beaucoup, mais pensez « enfant » , et c'est pareil). C'est vous qui allez définir le mode de vie de la maison, selon d'une part les besoins de chacun, et puis de façon plus subjective selon vos critères à vous (par exemple, vous ne tolérez pas votre lapin sur votre lit / ou au contraire vous trouvez cela plaisant). Il y a ainsi de multiples réglages qui vont se mettre en place, et qui doivent, pour que cela fonctionne bien, être aussi réciproques : il y a également les choses que votre lapin ne tolère pas (par exemple qu'un autre animal vienne siester sur son coussin ...) et celles qu'il trouve plaisantes (cela peut être de partager le canapé avec d'autres occupants...). Tout cela est très individuel et il est primordial d'être à l'écoute.
Partager le même espace de vie, le même « territoire ». Comme pour nous, afin que chacun s'y sente bien, il faut que se modulent l'espace privé et l'espace commun, et que ses affaires personnelles, son monde à soi, soit respecté des autres et protégé. Cela est d'autant plus vrai ici que le lapin est en général plutôt territorial. Je vais prendre l'exemple des miens, non pas seulement parce que je les ai tous les jours sous les yeux, mais parce que je trouve la configuration en place intéressante. On pourrait dire que nous conjuguons des contraintes supplémentaires d'une part, avec des règles extrêmement réduites d'autre part. Contraintes supplémentaires, dans la mesure où il s'agit d'une configuration « double » où les lapins doivent partager l'espace non seulement avec des humains, mais également avec une autre espèce, en l'occurrence les chats (et réciproquement). Et des règles extrêmement réduites, puisque a priori, chez nous rien n'est interdit, à la seule condition de respecter l'autre, humain ou animal. Partant de là, toutes les pièces sont en libre accès pour tous.
Dans la pratique, on remarque que le territoire est ainsi partagé de façon extrêmement précise et organisée et clairement intelligible pour tous. La panière des lapins est à leur usage exclusif, ainsi que les deux arbres à chat - qui n'ont jamais intéressé mes chats mais que les lapins adorent - ; l'intérieur des deux cabanes en bois est revendiqué lapins, mais les coussins sur les toits sont utilisés par les seuls chats. Les tunnels ne servent qu'aux lapins, et ainsi de suite. A la cuisine, les gamelles sont évidemment individuelles, du moins par espèce : les lapins partagent un plateau et chaque chat va volontiers voir ce qui se passe dans la gamelle de l'autre. Seules les gamelles d'eau supplémentaires que j'ai ajoutées « au cas où » dans un coin de la cuisine sont, de façon assez amusante, fréquentées par tous sans distinction.
Parallèlement à cela, il y a les endroits partagés : par exemple les fauteuils et canapés. Chacun peut y venir, y rester seul ou en compagnie, sans que cela donne matière à protestation. Il y a des préférences (tel fauteuil est occupé plus souvent par tel animal), mais la présence de l'autre est acceptée sans heurt.
En résumé, on pourrait dire que la maison est constituée d'un espace commun, où chacun est libre et bienvenu d'aller et venir et faire ce que bon lui semble sans gêner les autres, et où sont inclus de petits espaces privés, propres à chacun, et respectés par tous.
Tout cela s'est mis en place au fur et à mesure des arrivées des uns et des autres, sans difficulté et avec très peu d'interventions de ma part, limitées en général à la défense d'un territoire déjà clairement identifié : « non, Roumâou (le chat), tu ne vas pas là, c'est la panière de Luigi (le lapin) ; tu as ta corbeille à toi ». (Cela fait partie de votre rôle : pour se sentir bien, votre lapin aura besoin de savoir que, même hors de sa présence, ses affaires, son espace à lui, sont défendus et respectés).
Luigi, qui est du genre taquin, adore courser un peu la chatte, une froussarde de première, sans que cela prête à conséquence. Roumâou, notre traumatisé venu se faire adopter chez nous, n'avait à l'évidence jamais vu de lapins avant, mais il a aussitôt intégré les statuts de chacun et s'est en outre montré une présence rassurante pour Nayaa, la lapine traumatisée elle aussi.
Cette petite tribu vit donc en bonne intelligence et participe pleinement à la vie de la famille. Car c'est bien cela, le fruit de la liberté. Vivre ensemble, ce n'est pas seulement partager le territoire, c'est tout autant - et surtout - partager les moments de la vie quotidienne. C'est voir passer deux boules de poils qui jouent et courent dans toutes les pièces, c'est le petit museau curieux qui vient voir ce que je fais, c'est Nayaa qui vient s'allonger pour écouter de la musique, Luigi qui saute sur les genoux parce qu'il a envie d'une caresse, les deux gourmands qui sautillent autour de moi lorsque je fais de la pâtisserie, les gros câlins sur le canapé, la chaleur de la cuisine, à l'heure du dîner, quand tout le monde s'y retrouve, une petite bouille qui guette en haut de l'escalier ... tous ces instants dont la spontanéité fait tout le prix et qui illuminent les jours de multiples petites étincelles de douceur.
Votre logement est sécurisé, vous avez éduqué votre lapin, il est en liberté chez vous, peut-être avec un compagnon. Vous commencez une belle histoire. Vous allez découvrir le vrai caractère de votre lapin ; parce qu'il sera libre d'interagir avec vous et les autres membres de la maison, il va pouvoir révéler et épanouir toutes les facettes de sa personnalité. Vous allez avoir un vrai compagnon, qui va participer à votre vie et vos occupations, manifester sa curiosité, son affectivité.
Peut-être le vôtre sera-t-il du genre aventurier, toujours prêt à explorer chaque nouveauté, ou bien un tendre contemplatif, n'aimant rien tant que venir faire un câlin à vos côtés. Vif ou calme, effronté ou timide, curieux, gourmand, déluré, futé, joueur, facétieux … vous n'avez pas fini d'en découvrir, tous les deux ! Il vous faudra sans doute affiner certaines règles en fonction de sa personnalité : n'oubliez pas, l'éducation se fait à deux.
Mais surtout, vous construirez une relation riche, compréhensive, qui s'approfondira au fil du temps, une belle relation entre deux êtres vivants, cette petite chose toute simple qui s'appelle le bonheur de vivre ensemble ….